«En Amérique du Sud, nous sommes tous des descendants d’Européens», affirmait en 2018 Mauricio Macri, alors président de l’Argentine. «Les Mexicains sont sortis des Indiens, les Brésiliens sont sortis de la jungle, mais nous, les Argentins, sommes arrivés sur des bateaux en provenance d’Europe», a déclaré cette semaine l’actuel président, Alberto Fernandez, pour mettre la controverse dans l’œil du cyclone et des réseaux sociaux.
Les déclarations de Fernández suscitent davantage de ressentiment en raison du contexte : elles sont intervenues au milieu d’une visite à Buenos Aires de Pedro Sánchez, le président de l’Espagne, la même nation qui a perpétré le génocide indigène lors de la conquête de l’Amérique latine, explique le journaliste Leandro Lutzky dans un reportage pour RT.
Ces phrases renforcent non seulement la construction d’un sens commun, d’une Argentine blanche et européiste, mais invisibilisent et extranéisent également les peuples indigènes qui habitent le territoire, bien avant que le général José de San Martin ne pense à lancer sa campagne de libération.
En fait, lors de la Révolution de Mai 1810, prélude à l’indépendance, de nombreux aborigènes ont formé les armées patriotiques pour combattre l’impérialisme de l’époque.
S’il est indéniable que l’accueil des migrants est une caractéristique presque fondatrice et indissoluble de la société argentine, ignorer ses racines autochtones serait tout simplement un mensonge, et les données officielles de diverses institutions publiques le prouvent.
L’Argentine compte 38 peuples autochtones et 1.756 communautés
En effet, l’Institut National des Affaires Indigènes (INAI) recense 38 peuples autochtones sur l’ensemble du territoire national : Atacama, Chané, Charrúa, Chicha, Chorote, Chulupí (Nivaclé), Comechingón, Corundí, Diaguita, Fiscara, Guaraní, Guaycurú, Huarpe, Iogys, Kolla, Kolla Atacameño, Lule, Lule Vilela, Mapuche, Mapuche Tehuelche, Mbya Guaraní, Moqoit (Mocoví), Ocloya, Omaguaca, Pilagá, Qom (Toba), Quechua, Ranquel, Sanavirón, Selk’nam (Onas), Tapiete, Tastil, Tehuelche, Tilián, Toara, Tonokoté, Vilela et Wichí.
Par ailleurs, selon les données du Ministère de la Justice et des Droits de l’Homme, mises à jour le 28 mai dernier, ce pays du cône sud compte au moins 1.756 communautés enregistrées, avec un statut juridique ou un relevé technique et cadastral. C’est-à-dire qu’il s’agit d’organisations autochtones reconnues par l’État. De même, il existe d’innombrables groupes indigènes qui ne demandent pas l’approbation des institutions pour être considérés comme tels, et qui ne figurent sur aucune liste gouvernementale.
Pour ajouter de l’information, en novembre 2020, l’INAI a même préparé une carte pour localiser ces groupes ancestraux, dans le cadre du Programme National d’Enquête Territoriale sur les Communautés Indigènes, conformément à la législation locale.
Disposition des terres et conflits
L’Argentine est l’un des 23 pays qui ont ratifié la Convention 169 de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) relative aux peuples indigènes et tribaux. Il s’agit du principal instrument international relatif aux droits des autochtones. L’article 14 stipule clairement que «les peuples intéressés doivent avoir le droit de propriété et de possession des terres qu’ils occupent traditionnellement».
Natal Elkin, qui était auparavant chef de l’unité Politique de l’Emploi, Consultations Tripartites et Peuples Autochtones à l’OIT, souligne que la Convention a eu un impact positif en Amérique Latine. Il souligne que l’Argentine compte 955.000 personnes qui s’identifient comme indigènes – selon le recensement national de 2010, mais le chiffre actuel pourrait être encore plus élevé – et plus de 7 millions d’hectares de terres titrées. Pour replacer la situation dans une perspective régionale, il a détaillé qu’au Chili, il y a plus de 2 millions d’autochtones et seulement 2.600 hectares à leur nom, alors qu’au Brésil, il y a près d’un million d’autochtones avec plus de 117 millions d’hectares.
Malgré cet important changement juridique, l’Argentine connaît toujours d’énormes litiges territoriaux et des violations des droits de l’homme à l’encontre des communautés. L’un des conflits les plus marquants est la tension en Patagonie, dans le sud du pays, avec certains groupes mapuches qui occupent des terres sans attendre l’autorisation de l’État. Du côté indigène, on proclame qu’il s’agit de «récupérations» de terres ancestrales, mais les maires et de nombreux voisins affirment que la «propriété privée» et certaines terres publiques sont violées.
L’escalade du conflit est telle que ces dernières années, la zone sud a été le théâtre de tentatives d’expulsion et de déploiements violents de la police, principalement sous le mandat de Macri et selon les directives de Patricia Bullrich, alors ministre de la Sécurité. Ces opérations se sont soldées par des morts très retentissantes, comme le meurtre du jeune Rafael Nahuel en novembre 2017, ou celui de Santiago Maldonado, qui, la même année, a été retrouvé mort après avoir passé plus de deux mois à disparaître après avoir tenté d’échapper à une action violente de la police dans la communauté de Lof Cushamen.
Dans le contexte de cette année, les Tribunaux ont récemment confirmé la condamnation du chef de l’infanterie de la police de la province de Chubut, Javier Solorza, pour une répression antérieure forte dans la même communauté : «Il a ordonné à un grand nombre de soldats de tirer sans raison et à bout portant sur des Mapuches. L’une d’elles a subi un traumatisme crânien qui l’a laissée hospitalisée en soins intensifs et des conséquences permanentes sur sa capacité à entendre et à parler», rapporte le Centre d’Etudes Juridiques et Sociales (CELS), qui a participé à l’affaire.
Au cours de ces journées de janvier, trois opérations intenses ont été menées par la gendarmerie, «sans respecter les normes d’usage légitime de la force lors de protestations ou d’expulsions, mettant en danger la vie et l’intégrité des membres de la communauté». En arrière-plan, l’Organisation Mapuche tente de récupérer son espace ancestral, en litige avec la Compañía de Tierras del Sur Argentino, aux mains de la transnationale Benetton.
En attendant, la phrase malheureuse d’Alberto Fernandez confirme une chose : le manque de représentation des peuples autochtones dans la classe politique.
Résistance
«Ce qui est sorti des bateaux, c’est un génocide». C’est ce qu’affirme avec force Moira Millán, weychafe (guerrière) mapuche et dirigeante du Mouvement des Femmes Indigènes pour la Bonne Vie, qui a effectué le mois dernier une marche historique jusqu’à Buenos Aires à laquelle ont participé des combattantes de 36 nations indigènes.
«Jamais, au grand jamais, aucun gouvernement n’a assumé la vérité : que la plurinationalité des territoires s’est maintenue malgré les tentatives génocidaires et que notre existence a perduré comme une provocation à leurs tentatives ratées de blanchir la composante démographique des territoires envahis», explique-t-elle dans un texte écrit à propos de la malheureuse phrase présidentielle qui réaffirme l’esprit européiste de l’Argentine.
«Il méprise l’indigène parce qu’il lui pose des seuils épistémologiques incompréhensibles pour une logique prisonnière du réductionnisme existentialiste. Comment peuvent-ils comprendre notre monde lié à des racines profondes dans des territoires millénaires, qui ont les pieds sur les eaux lointaines d’un autre continent? Comment peuvent-ils aimer avec le même dévouement que nous, femmes indigènes, la terre qu’ils foulent?» questionne-t-il.
Si les Argentins viennent des navires, prévient Millán, «ils auront des droits sur les mers et nous, les nations indigènes, sur les territoires». Le négationnisme en tant que politique d’État a été et reste génocidaire, insiste-t-il, en dépit du fait que l’omission ou la négation d’un conflit ne le fait pas disparaître ni ne le résout, mais ne fait que l’aggraver.
C’est pourquoi il pense que l’Argentine devra repenser sa relation avec les nations indigènes qu’elle a envahies : «Nous ne pouvons pas continuer à soutenir le récit absurde selon lequel l’Argentine n’est composée que de ceux qui descendent des navires, car le jour viendra où cet État qui nous nie, qui nous oblige à vivre notre identité dans la clandestinité, qui nous dépouille de tous nos droits, nous verra unis en tant que peuples et organisés en nations millénaires, récupérant ce qui nous a été pris».